En 1987, l’éditeur de jeu Cobra Soft sort Meurtres en série, un jeu d’enquête policière, doublé d’un mystère historique, dans l’île anglo-normande de Sercq. Comme ses prédécesseurs, ce troisième volet est couronné par un Tilt d’Or, l’une des plus prestigieuses récompenses micro-ludique des années 1980.
Je découvre ce chef-d’œuvre dans la presse micro, avec son cortège de superlatifs. Les photos de la boîte en bois qui renferme la disquette et un paquet d’indices matériels m'enthousiasment. Mais à mon grand désespoir, le jeu ne tourne pas sur l’ordinateur familial.
Dix ans plus tard, grâce aux premiers émulateurs, je pose enfin le pied sur Sercq. Ludiquement, puis physiquement lors d’un rapide séjour en septembre 1996. Mon expérience du jeu reste cependant partielle puisque me manquent encore les indices. Ils me seront remis dans leur boîte en bois d'origine en 2002 par l’auteur en personne, Bertrand Brocard, au cours d’une rencontre gare de Lyon, dans les salons feutrés du Train Bleu. Quinze ans après sa sortie, je peux enfin jouer à Meurtres en série dans sa configuration originale.
Mais pendant ces 15 ans, l’idée de ce jeu et sa richesse imaginée avaient en sourdine infusé en moi : une enquête dans une île, un lieu réel que l’on explore par la carte, une histoire interactive qui, grâce aux indices matériels, déborde littéralement de l’écran. Je développe, en vrac, un intérêt pour les îles, les histoires racontée avec des ordinateurs et des objets, l’enquête de terrain et en archives. Tous mes projets viennent de là : l’étude de l’île d’Ouessant, la narration interactive que j’enseignerai plus tard à l’INA, les récits à base de documents-fabriqués-qui-font-vrai dont je transmets la passion et les techniques aux étudiants d’une école de jeu video, mes projets qui explorent le réel… mais aussi ma préoccupation pour la fragilité du numérique.
En 2022-2023, la résidence de création numérique de la BNF, associée à la Fondation Simone et Cino Del Duca - Institut de France, m'a offert l’opportunité d’une expérience en hommage à Meurtres en série. Comme toute production numérique, le jeu est menacé par les obsolescences logicielle et matérielle. Comment alors en assurer la pérennité ? Peut-être paradoxalement grâce à l’analogique, en tentant de le sortir de l’ordinateur par la matérialisant de ses mécanismes ludiques, les rendant ainsi indépendants du numérique. Un portage analogique, en quelque sorte, une tentative d’épuisement.
Meurtres en série est un bon candidat pour ce type d’exercice qui pourrait contribuer, qui sait, à envisager d’autres voies pour la conservation des œuvres numériques. C’est un jeu riche au mécanisme simple (mais pas simpliste), ses vénérables auteurs sont toujours parmi nous, partants pour partager leurs souvenirs et ouvrir leurs volumineuses archives. Pendant plusieurs mois, je démonte les mécanismes du jeu, embarque pour Sercq avec Bertrand Brocard pour raviver sa mémoire et m’imprégner des lieux de l’intrigue. J'explore les archives de Cobra Sorft au Conservatoire National du Jeu Video à Chalon-sur-Saône à la recherche des moindres secrets du processus de création.
J’ai passé quelques jours à fouiller les archives de Cobra Soft dans leur local de Chalon-sur-Saône. Bien que modeste, le carton dédié au jeu regorge de trésors.
Le jeu était initialement vendu dans une imitation de boîte d’explosif. Aussi me suis-je senti obligé d’enfermer ma version dans une authentique caisse de dynamite. Deux, en réalité, trouvées dans une brocante. Tous les indices et composants sont ainsi issus du recyclage : le réveil de la victime cassé à l’heure du crime, une vieille radio FM, des cartes à jouer ou des Marks allemands des années 1980… Tous datent d’avant octobre 1986, date à laquelle est supposée se dérouler l'affaire. Les documents ont été réalisés sur plusieurs variétés de papier vierge tirés de vieux stocks et les textes tapés à la machine à écrire ou manuscrits. Au cœur du jeu, une carte topographique fournie par le département des Cartes et Plans de la BNF sert d’index aux informations rassemblé dans un répertoire rotatif des années 1950. Seules créations récentes, les règles à calcul circulaires et un annuaire de l’île pourraient trahir l’imposture.
Le parti pris réaliste de cette création, qui fait désormais partie du fond du département Son, Video et Multimédia (SVM) de la BNF, visait à lui donner toute l’apparence de l’archive. Comme si elle pré-existait au jeu qui l’a inspirée. Une mise en abyme qui rappelle la structure circulaire du gameplay original dont le principe incitait à rejouer encore et encore, la forme de la disquette qui lui servait de support et le cadran de l’horloge dont les aiguilles égrénaient impitoyablement les minutes à l’écran. C’est enfin un hommage à Bertrand Brocard qui soutient mordicus que Meurtre en série est inspiré par un détective mis en échec par une authentique affaire et qui aurait demandé à Cobra Soft d’en modéliser une simulation pour tester ses hypothèses.
Enfin, comble de l’ironie et preuve supplémentaire de la volatilité des œuvres numériques et de la pertinence de cette expérience de matérialisation, Meurtres en série, fleuron du jeu video français des années 1980, est absent du fonds SVM de la BNF, malgré les tentatives d’en dénicher un exemplaire. Il y sera désormais présent, en creux, grâce à ce portage analogique.
MEURTRES EN SÉRIE
Cobra Soft - 1987
Par Bertrand Brocard (scénario), Gilles Bertin (programmation), Christian Descombes (graphismes).
Disponible sur Amstrad CPC, Atari ST, PC, Thomson.
Version ORIC : Dominique Pessan